Dec 09, 2023
Depuis quelques années fleurissent dans l’hexagone les "balades en 2cv", initiées par l’entreprise visionnaire "4 roues sous un parapluie". Chaque année ce sont des milliers de touristes de toutes nationalités qui, tout sourire, l’air émerveillé, et avec une délectation visible, se serrent à l’arrière de ce véhicule étroit, inconfortable, lent et bruyant à travers les villes et les campagnes de France. D’où vient donc cette fascination mondiale pour l'un des véhicules les moins équipés et les moins performants jamais conçus?
En 1934 naissait un projet atypique: celui d’une "toute petite voiture" simple et peu chère, solide et pratique, conçue avant tout pour les populations rurales. Son cahier des charges rédigé par André Boulanger, alors directeur de Citroën, tenait en une douzaine de lignes et reste à ce jour le plus simple jamais conçu. En voici la substance: "une voiture pouvant transporter deux cultivateurs en sabots, cinquante kilos de pommes de terre ou un tonnelet à une vitesse maximum de 60 km/h […] ce véhicule doit pouvoir passer dans les plus mauvais chemins [et] les paniers d’œufs transportés à l’arrière doivent arriver intacts."
La guerre ayant mis le projet en pause, c’est en 1948 qu’est enfin dévoilée au public cette petite machine robuste, paysanne, bon marché, spartiate, qui ne se soucie guère d’esthétique. "De l’avis unanime, la 2cv est laide. Ses lignes anciennes et simplistes choquent l’œil sous tous les angles" écrit l’Auto-Journal du 15 septembre 1950. On est bien loin de la DS chantée par Roland Barthes dans Mythologies comme "un objet superlatif […], l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques." Et, de fait, cette voiture campagnarde, conçue pour permettre aux travailleurs des champs de circuler de ferme en ferme, ne semble pas vraiment un objet de légende… En tout cas pas encore.
Le contexte joue en sa faveur: dans ces temps d’après-guerre où les ressources sont limitées, la 2cv étend rapidement sa clientèle au-delà du cercle restreint d’un public exclusivement rural. Et s’impose bientôt comme la voiture de prédilection (certes contrainte) des travailleurs peu fortunés. Étrange transition, par laquelle la voiture des paysans devient… celle des ouvriers. Des ouvriers enfin en mesure de s’offrir le rêve de mobilité et de découverte que représente l’automobile familiale. Aller voir la mer, enfin! C’est l’époque de l’extension des congés payés initiée environ dix ans plus tôt par le Front Populaire, et la découverte progressive par les classes travailleuses de l’idée même de "loisir". La 2cv se retrouve rapidement associée à cette liberté nouvellement découverte: l’ère naissante du temps libre, des loisirs, du bon vouloir.
Cela dure dix ans. Mais à l’aube des années 1960, la 2cv, modèle bas-de-gamme conçu près de trente ans plus tôt, est vieillissante. Son succès s’érode. Ses lignes anciennes, son équipement inexistant, son confort d’un autre âge et son moteur poussif ne sont plus en phase avec les attentes de la clientèle des Trente Glorieuses.
Citroën opère alors un virage fondamental d'image. Coup de génie, vraiment, et début du mythe: exit la voiture pratique et solide des travailleurs, voici venu le temps de la voiture conviviale des amis et des amoureux. Léger redesign de la carrosserie et particulièrement du capot, petites améliorations de performance et de confort, et lancement d’une gamme colorée. Quittant ses deux teintes uniques et sobres des années 1950 (gris et bleu glacier), la 2cv se décline désormais en couleurs vives: jaune, rouge, vert… Et, par une communication habile, opère une transformation proprement miraculeuse de ses défauts en qualités. Ainsi son toit en toile, conçu à cause du manque de métal après-guerre et pour abaisser les coûts de production, n’est-il plus une nécessité mais un atout: quel bonheur en effet d’avoir une décapotable pour les promenades par beau temps! Qui peut en dire autant, sinon les propriétaires de cabriolets hors-de-prix? La 2cv réussit ainsi l’alliance impossible du pratique et de l’attrayant, du bon marché et du désirable.
A une époque où la voiture est un bien rare, précieux et sérieux, qui affiche, plus encore que de nos jours, le statut social et la réussite professionnelle (comme l’illustre merveilleusement Jacques Tati dans Mon oncle), cette petite voiture ronde, décapotable, colorée et toute simple, devient la première voiture "rigolote" - une idée unique et qui ne renaîtra que trente ans plus tard avec la première Twingo. Avec ce pied de nez au sérieux et aux limousines de couleur sombre conduites par des pères de famille aisés et embourgeoisés, Citroën fait le pari extraordinairement osé de se positionner sur un marché nouveau: celui des jeunes et des étudiants.
C’est une nouvelle vie pour la 2cv, dont l'image passe de la nécessité au désir, de la contrainte à la convoitise. Le mouvement de Mai 1968 va tomber à pic: ce contexte de révolte contre le "monde ancien", et en particulier contre les symboles et valeurs de la bourgeoisie, va contribuer à iconifier la petite voiture rebelle. La libération des mœurs qui l’accompagne renforce cet effet. Ainsi fleurissent à partir des années 1960 des publicités montrant des jeunes femmes (souvent), des jeunes couples (parfois), épanouis dans leur petite voiture "insolente", rouge, jaune ou vert pomme. Au début des années 1970, la 2cv atteint l’apogée de son succès symbolique: la voiture des jeunes gens heureux, libérés, insouciants. Découvrant la liberté de circuler comme incarnation de toute liberté. Cette liberté qu’ils touchent du doigt pour la première fois, entrant tout juste dans la majorité et s’affranchissant tout soudain de la tutelle de leurs parents. On n’a pas tous les jours 20 ans!
Le coup de génie de 1960 relance le succès de la 2cv pour presque trente ans de plus. Une longévité inégalée dans l’univers automobile. Mais tout a une fin: dans les années 1980, la multiplication de séries limitées toujours plus ludiques et colorées ne suffit plus à cacher la terrible obsolescence d’un véhicule conçu soixante ans plus tôt. Sa production s’arrête finalement en 1989.
Plus qu’un simple moyen de locomotion, une voiture est un morceau d’imaginaire: un morceau d’autobiographie auquel s’attachent des souvenirs émus, mais aussi un morceau d’histoire qui reflète et fait revivre la société dans laquelle elle a été produite. Dans un syncrétisme étonnant et unique, l’imaginaire collectif de la 2cv aujourd’hui combine celui des modèles "paysans" (48-63) et celui des modèles "étudiants" (63-89).
C’est d’abord le rêve d’un certain monde où tout était plus simple, plus authentique, plus tranquille, celui d’un âge d’or perdu "béret - baguette" largement fantasmagorique. Une époque où on avait et on prenait le temps, avant les voyages à grande vitesse, et l’interconnexion permanente via Internet ou les smartphones. Dans le monde hyperconnecté qui est le nôtre désormais, la 2cv, dont la poussivité est légendaire, semble symboliser l’occasion parfaite de s’échapper un bref instant des contraintes de la compétitivité et de l’efficacité, et de "retrouver sa tortue intérieure", selon les termes de Carl Honoré dans l’Eloge de la lenteur.
S’y mêle une idéalisation néo-romantique de la campagne, de la brume matinale sur la petite route départementale sillonnant entre des arbres tordus, et des oiseaux qui s’envolent à tire d’aile à l’approche du véhicule pétaradant. La 2cv, c’est aussi le fantasme du citadin fixé sur le chant du coq, les ballots de paille et les fermières accortes et avenantes chantonnant "douce France".
Mais c’est aussi le rêve d’un certain soi. Le fantasme de retrouver ses 20 ans, de redécouvrir la vie, de vivre ses premières amitiés et ses premières amours. La 2cv c’est l’incarnation automobile de la fontaine de jouvence. Un petit coin de paradis où, pour quelques instants, on peut se rêver rajeuni, rebelle, et revivre l’insouciance, la liberté infinie, et ce sentiment que tout est ouvert, tout est à construire, tout est de nouveau possible.
Ce bouillonnement de sentiments diffus, de souvenirs entremêlés, d’images superposées, ce rêve d'un autre soi dans un autre monde sans besoin d'avatar virtuel, voilà ce qui constitue l’imaginaire et la symbolique de la 2cv. Et qui inspire ces bouffées de bonheur pur et rafraîchissant aux passagers contemporains de ce petit condensé d’imaginaire, de ce petit véhicule immortel.
Romain Leroy-Castillo