Nov 12, 2023
Dans ce texte remarquable et toujours d'actualité bien qu'il date de trente ans (1992), Monique Castillo explore deux approches philosophiques du rapport de l’homme à la nature et aux générations futures. Partant de l’approche ontologique du célèbre Principe responsabilité de Hans Jonas, elle y oppose l’approche morale d’Emmanuel Kant.
Sur quelle base donc fonder notre engagement et notre responsabilité vis-à-vis de la nature et des générations futures : une morale de l’autonomie centrée sur les hommes, ou une éthique de la nécessité, centrée sur la nature? En d’autres termes, une morale de l’action motivant un engagement vis-à-vis de la postérité, ou éthique de l’abstention où la responsabilité précède la volonté ?
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La question de la vie se présente actuellement comme une forme d'expérience collective sans antécédent, celle de la fragilité de la nature entièrement soumise au pouvoir de l'homme, redevenue faible par cette dépendance. Dans Le principe responsabilité, H. Jonas fait jouer à cette expérience un rôle stratégique et éthique. Le péril écologique est tel qu'à ses yeux la nature a déjà sanctionné l'histoire que les hommes se sont donnée. Il en résulte le devoir intellectuel d'admettre que nous n'avons plus le choix entre une philosophie de l'homme et une philosophie de l'être. L'être est, pour nous, la facticité même de la nature, son être-là qui conditionne tout le reste. Force est de restituer à la nature l'autorité suprême et de reconnaître la dépendance de l'éthique à l'égard de l'ontologie, à l'égard de l'urgence de la question de l'être. Pour cette nouvelle pensée du salut, l'éthique est chargée de recréer des inhibitions salvatrices.
L'éthique aurait donc besoin dune nouvelle fondation, en rupture avec l'impératif moral kantien. Il faut faire retour à une sorte d'argument ontologique transféré ad plan de la pratique : la priorité reconnue à l'être doit s'imposer contre toute philosophie du possible, jugée anachronique. La philosophie du possible a été la grande tentation de l'Occident, tentation que Jonas résume sous le nom d'utopie et stigmatise dans sa version marxiste. Désormais, une éthique centrée sur les choses doit concurrencer les morales traditionnelles, centrées sur les hommes. Le seul impératif qui soit vraiment catégorique n'est pas celui par lequel je m'oblige, mais celui par lequel je reconnais que l'être me contraint. L'éthique future doit se concevoir comme un régime de sacrifices et de renoncements, il faut accepter de consentir à l'impératif du nécessaire.
Cet appel à une nouvelle forme de responsabilité conduit à opposer une morale de l'autonomie et une éthique de l'obéissance. Leur terrain d'affrontement le plus fréquenté est celui de la critique du progrès. Il est certes devenu banal de critiquer l'idéologie du progrès et de mettre en cause sa dégradation économique et technologique. Chacun constate que le progrès ne désigne plus qu'un processus auto-cumulatif ignorant du monde qu'il exploite. Par ce constat empirique, le débat sur la responsabilité peut revêtir la forme de l'opinion ou de l'humeur. Mais en vérité, il mêle indistinctement une critique morale des dérives du progrès et une critique ontologique ou, pour le dire rapidement, anti-moderne, des supports de l'espérance. La première critique repose encore sur une conception morale de la responsabilité, elle en revendique la fondation intersubjective et réclame, au nom des générations futures, la restauration des finalités humaines de l'action. La seconde répudie comme naïve une fondation interhumaine des engagements envers la postérité. C'est ainsi que H. Jonas entend se défaire d'une source d'obligation qui reste kantienne et qu'il juge anthropocentrique, c'est-à-dire théoriquement faible. Dans la crise des modèles qui nous lient à l'avenir, notre propos est d'examiner, en nous fondant sur deux modèles antagonistes de notre rapport à la postérité, jusqu'où la critique du progrès justifie la mise en cause d'une conception morale de la responsabilité.
La philosophie du progrès s'est d'abord construite elle-même comme un engagement vis-à-vis de la postérité. Elle a élaboré, sur le thème de l'inachèvement des individus, une philosophie de la vie qui induit la première idée d'une responsabilité à long terme face à l'avenir. L'inachèvement individuel est appréhendé comme le signe phénoménal de notre mortalité. Mourir, c'est laisser l'autre advenir. Le monde ne s'arrête pas avec moi. Chez Kant ou chez Fichte, l'inachèvement est la marque de l'appartenance à la vie d'un être dont le destin dépasse le mode d'être. Ainsi notre façon d'être mortels consiste exactement dans l’anticipation en nous-mêmes des autres humains vivants. Nous sommes mortels en ce que nous préfigurons la vie d'autrui.
Cette représentation de la vie indique, dans le dispositif biologique lui-même, un dépassement de la nécessité naturelle qui est spécifique d’une fin dernière de la nature, à savoir d'un être dans lequel la nature se transfigure elle-même et devient porteuse d'un destin qui la transcende. C’est ce qui conduit à penser dans l'humain ce qui fait la valeur de la vie La continuité culturelle de l'espèce est pensable par analogie avec la vie, en tant que processus orienté par sa propre postérité. La vie est transmission, et l'inachèvement du processus revient à faire de la culture une idéalisation de la vie elle-même. L’espèce cesse d’être strictement biologique dès qu'elle se trouve devant une tâche infinitisée. On pourrait parler, comme Husserl, de l'accès à "la dignité d'une humanité capable de tâches infinies".
La responsabilité vis-à-vis de ceux qui n'existent pas encore est entièrement mobilisée par la perspective de l'avenir. Elle consiste à préserver intacte l'accès des générations suivantes à la majorité, c'est-à-dire à assurer la continuité d'un monde où l'institution et les moyens du droit demeurent possibles. Cette responsabilité est de nature morale puisqu'elle va d'une volonté à une autre volonté. L'humanité s'oblige elle-même dans la figure de sa propre postérité, elle s'oblige à conserver son identité, c'est-à-dire à maintenir toujours possible sa propre destination. C'est le maintien d'un avenir possible qui a force obligatoire et qui me lie à la postérité par une loi que tous peuvent vouloir. Si on devait inclure dans cette figure morale de la responsabilité la mise en péril de la nature par l'homme, il faudrait le faire avec l'argument du dépôt utilisé dans la philosophie pratique de Kant : il me faut rendre intact le dépôt qui m'est confié. Cette obligation resterait entièrement centrée sur une relation interhumaine, puisque j'obéis par avance à la volonté de ceux qui me succèdent. Ici, la relation de l'homme au monde est donc médiée par la relation de l'homme à l'avenir de l'homme. Il est clair que la nature spécifiquement morale de l'obligation de responsabilité tient entièrement à une conception de l'homme comme un devoir-être. La relation d'obligation repose sur le fait que le devoir-être ne s'assimile pas à l'être, mais qu'il désigne une possibilité qui ne peut être maintenue que par la volonté.
Or c'est précisément sur ce point que Jonas récuse l'impératif kantien et critique la faiblesse de toute solution de nature morale. A une situation qui met l'être en péril, il faut répondre par une fondation ontologique de l'éthique. C’est pourquoi Jonas oppose à une fondation morale de la responsabilité, qui voit dans la postérité le telos qui nous conduit, une fondation ontologique de la responsabilité, qui voit dans la postérité la source capable de nous arrêter. Dans le nouveau-né qui sert de paradigme à une responsabilité envers l'être de la nature, il s'agit de dévoiler un fondement non téléologique, mais archéologique de l'éthique, fondement destiné à opérer un redressement de la pensée et du vouloir.
La raison dernière de l'éthique ne doit plus être la conservation de nos fins mais celle de l'être. Il ne s'agit pas de fonder une morale de l'action mais une éthique de l'abstention. C’est pourquoi, dans l'examen de la relation de l'homme à la postérité, le paradigme du nouveau-né est chargé de nous faire abandonner tout volontarisme moral, de retirer à l'homme le fondement de la responsabilité pour l'enraciner dans la réalité de la nature. Devant l'extrême faiblesse et l'extrême dépendance d'un nourrisson, ma responsabilité se trouve immédiatement et impérativement engagée. Par cet exemple, choisi pour sa force épistémologique et théorique, il s'agit de circonscrire intuitivement le type caractéristique d'une responsabilité face à la nature, responsabilité qui tient à sa simple existence et non à nos aspirations.
Dans cette relation exemplaire de l'adulte à sa progéniture, la responsabilité change de pôle : je me trouve engagé par une présence, par la facticité d'un être fragile et l'acte de mon adhésion se borne à mon consentement; je ne peux que consentir au maintien de cette existence, l'être du périssable me tient et m'engage. La volonté est en quelque sorte court-circuitée, précédée par l'adhésion. L'être me prend au lieu que je décide pour lui. La fragilité de l'être périssable me dépossède ainsi de mes propres fins, je suis simplement tenu de m'associer, de prolonger le lien qui m'attache. Par analogie, c'est l'être de la nature qui me tient ainsi et me ramène à soi. L'ontologie se substitue-donc-à-la morale, le Bien redevient de l'être et quitte le domaine des finalités ou des projets. L'enfant n'es pas une fin en soi, c’est son être qui fait notre devoir. L'être est toute la valeur et la valeur n'est pas objet de choix. Il faut que la responsabilité précède la volonté; en d'autres termes, il faut que la valeur cesse d'être choisie pour que la nature soit sauvée.
Par voie de conséquence, le réalisme ontologique trouve dans l'exercice du pouvoir sa forme temporelle. Pour être transportée à l'ensemble de la postérité humaine, la responsabilité parentale face au nourrisson a besoin du relais d'un pouvoir qui doive dire non, qui doive imposer l'abstention. L'impératif ontologique énonce que c'est parce que je peux que je dois. La responsabilité me laisse seul face à une puissance nue; elle ne me laisse que le vertige devant les conséquence; c'est pourquoi, la forme urgente de la responsabilité doit envisager aussi la revendication d'un usage autocratique du pouvoir politique dans le but d'une sauvegarde collective.
Il ressort d'abord de cette brève confrontation l'émergence d'u e mutation de sens des besoins caractéristiques de notre temps. Sur ce terrain, il faut faire droit aux avertissements de Jonas. Il apparaît, en effet, que notre époque ressent de façon nouvelle un besoin d'être que ne peut satisfaire l'accumulation de l'avoir. Elle constate que le monde humain, celui de la communication et des échanges, est entièrement devenu un monde de signes, de signes qui ne renvoient pas à des réalités mais à d'autres signes encore, économiques, culturels ou médiatiques; il s'agit d'un monde qui manque de réalité et de consistance, où l'existence est sans poids, sans gravité, sans permanence. Le manque de qualité de la vie reviendrait à un manque de quantité d'être. On comprend ainsi que la nature doive retrouver une place qui nous défasse d'un monde de purs objets, qu'elle restaure ou reconstitue l'épaisseur ontologique de notre être-au-monde, qu'elle détrône la prééminence d'un modèle exclusivement productiviste et compétitif de l'action, devenu pauvre et sans autre avenir que l'inlassable soumission des individus au pouvoir des choses.
Mais on peut incriminer, dans ce constat, un abandon de la volonté du meilleur au profit de l'efficacité immédiate, une trahison du possible au profit du réel, un sacrifice de la liberté au plaisir. Un tel diagnostic se fonde sur une conception morale et interhumaine de la responsabilité, conception qui refuse de prendre le progrès technologique pour un progrès du droit ou de la morale. Elle revient à tirer de l'oubli une finalité idéale qui s'est perdue dans un évolutionnisme triomphant. Le mot "progrès" s'est banalisé au point d'envelopper des attentes contradictoires. Après avoir exprimé les espérances juridiques de l'humanisme des Lumières, il a été annexé par les certitudes historiques et scientistes du positivisme. Il s'est alors lui-même ontologisé et confondu avec un évolutionnisme techniciste fataliste qui l'a réduit à n'être plus désigné que comme une idéologie. Lorsque l'inventeur ou l'usager sanctifient naïvement le progrès technique en donnant à ses pouvoirs l'autorité d'un progrès moral, ils s'abandonnent en fait à une pensée positiviste de l'évolution, substituent les causes de l'action à ses fins. Contre cette dérive, la position qu'on peut dire humaniste, ou désigner comme représentative d'une éthique de la conviction, veut préserver l'horizon de la postérité comme ce qui moralise ou responsabilise l'action. L'inachèvement humain ne fonde l'obligation de responsabilité que si la qualité de l'attente reste juge et maîtresse de l'invention. La fondation de la responsabilité reste morale à la condition que l'être ne se donne jamais comme le nom du devoir-être.
Dans cette perspective, le constat de la fragilité de la nature nous incite tout aussi rigoureusement à la redécouverte d'une dimension de vie proprement humaine, au redévoilement des exigences qui la constituent comme tension et comme effort. On peut, certes, juger que cette confiance accordée à l'idée d'humanité peut être incertaine et trop fragile et s'en remettre, par réaction, à une conception extra-humaine de la transcendance et l'estimer théoriquement plus forte, c'est-à-dire plus incontestable. Mais ne risque-t-on pas alors d'attribuer à l'éthique une fonction pragmatique dans la formation d'un nouveau consensus collectif, d'en attendre une efficacité qu'elle tiendra d'ailleurs indirectement d'une mobilisation psychologique?
Faut-il opposer brutalement à une idéologie accusée d'avoir soumis la nature à l'homme une idéologie qui soumet l'homme à la nature et subordonne l'éthique à l'ontologie? Le réalisme ontologique rend les droits des choses exclusifs de ceux des hommes, comme l'exprime la formule de Jonas selon laquelle la nature n'est vraiment humaine que là où elle n'est pas humanisée. Ce réalisme identifie l'être et la valeur, mais il court aussi le danger d'aggraver la scission entre la connaissance et la vie, entre les valeurs et les certitudes: si elle est humaine, la certitude n'a pas de valeur, et la valeur, si elle m'est extérieure, est sans certitude. En réduisant la certitude morale, pour la disqualifier, à des ressorts purement anthropologiques, en ramenant le devoir à un déguisement du vouloir de puissance et une automystification, on laisse aussi le champ libre à des interprétations et des applications nihilistes. En voulant discréditer les visions morales du monde, le réalisme ontologique se donne aussi la figure d’une naturalisation du vrai et du bien; peut-il éviter l'émergence d'un autre moralisme, du moralisme en son sens dégradé: une injonction à obéir pour les raisons qui doivent être celles de tout le monde, la soumission à celui qui dit les noms du bien?
Ce danger d'une naturalisation de la demande ontologique paraît écarté dans l'analyse de la responsabilité proposée par E. Lévinas. Elle évite la brutalité d'une exclusion réciproque entre humanisme et ontologisme. Elle a, selon nous, l'avantage théorique de traiter l'éthique, non pas comme un moyen ou une caution au service de la décision, mais comme une ressource du comportement susceptible de venir au secours du jugement. Lorsque E. Lévinas développe, dans Humanisme de l'autre homme, l'idée d'une responsabilité antérieure au choix, il ne s'agit pas de faire retour à une nature conçue comme un ordre supra-humain, condamnant la subjectivité à s'abolir dans sa puissance. La fondation de la responsabilité demeure éminemment éthique dans une relation qui va du moi à autrui. Au moment où la fragilité de l'autre me fait responsable, je fais l'épreuve d’une qualité d'ouverture ou de transcendance par quoi je renonce à mes identifications habituelles, à l'enfermement dans des certitudes mondaines. La conscience ne se trahit pas, mais s'approfondit par un renoncement à soi qui n'est ni forcé, ni calculé.
L'abandon du libre-arbitre n'humilie pas la dignité quand il s'effectue sur le mode du don. L'expérience elle-même enseigne que le don, à la différence de l'aumône, donne au-delà de son propre besoin et fait d'autrui le dépositaire du nécessaire. Tel est en particulier le don du pauvre, caractéristique de la-vertu d'hospitalité. Le modèle de l'enfant est ici particulièrement propre à illustrer une relation supra-économique qui s'enrichit de ses propres transferts. Au réalisme ontologique pourrait donc faire pendant un réalisme éthique: il apparaît à chacun, par expérience ou par intuition, que c'est en donnant qu'on accepte de perdre. L'individu fait sans aliénation l'épreuve que son être n'est pas identique à ses biens mais à son détachement même. D'un point de vue pragmatique, le renoncement peut être obtenu par le calcul raisonné ou la peur. Mais d'un point de vue interhumain, l'éthique reste en mesure d'indiquer, en vue du dépassement d'un rapport exclusivement instrumental à la nature, les ressources intérieures qui ne rendent pas l'homme étranger au parcours."
Ce texte est celui d'une conférence du XXIVème Congrès de l'ASPLF à Poitiers en 1992, et a été publié originellement dans les actes de ce même colloque, "La vie et la mort", troisième trimestre 1996. L'ouvrage est devenu quasiment introuvable, si bien que je me permets la reproduction de cet unique article ici. Ce recueil contient cependant un grand nombre d'interventions passionnantes, et il semblerait qu'on puisse encore en trouver un exemplaire ici (date: novembre 2023)